1.

— Peuh, il a décrété dès le début que je ne pouvais pas le comprendre… Je déteste qu’on me traite comme une idiote ! grommelait Shushô.

Kiwa l’approuva d’un hochement de tête exagérément appuyé.

— Tu as bien raison. C’est insupportable. D’autant que tu n’es quand même pas n’importe quelle gamine : tu as décidé de faire l’Ascension, c’est pas rien !

— Oui, c’est vrai…

— Y a pas à dire, c’est bien un chasseur de cadavres, tiens. Tous pareils ! Ces gens-là se fichent pas mal des affaires du monde. Pourtant, il y a des Kôshu qui sont originaires du royaume de Kyô. Mais pas un, jusqu’à présent, n’a entrepris de faire l’Ascension. J’ai même jamais entendu dire que l’un d’eux ait un jour été désigné pour monter sur le trône dans quelque royaume que ce soit.

— Ils vivent dans la mer Jaune depuis qu’ils sont petits. Ils ne savent rien de ce qui se passe de l’autre côté des monts Kongô. Et malgré ça, ils s’imaginent tout connaître ! Ils m’appellent toujours « mademoiselle, mademoiselle », en se moquant de moi. Mais qu’est-ce qu’ils connaissent du monde des marchands ? S’ils pensent qu’il faut appartenir au peuple kôshu pour comprendre le fond de leur cœur, alors moi, j’ai bien le droit de dire que seuls ceux qui viennent d’une famille de commerçants peuvent me comprendre !

— Bien dit ! Ces vagabonds n’entendent rien à nos problèmes. Tu peux m’expliquer, toi, comment j’aurais fait pour transporter toutes ces affaires sans voiture ? dit-il en balayant du bras son chargement.

Shushô y jeta un rapide coup d’œil.

— Oui, c’est vrai…

Kiwa, carré sur un tapis épais comme dans un fauteuil, trônait au milieu d’un empilement de biens en tous genres. Assise à ses côtés, Shushô était ballottée à chaque cahot de la route, tant la carriole était chargée.

— Effectivement, je vois mal comment vos hommes auraient pu porter tout ça…

La voiture à cheval et les trois chariots étaient pleins à craquer.

Shushô avait beau approuver Kiwa, elle ne put s’empêcher d’être inquiète en constatant combien leur convoi était surchargé.

— Vous avez emporté vraiment beaucoup d’affaires… Pourquoi autant ? dit-elle en se tournant vers lui.

— Ben, dame, c’est que j’ai beaucoup de suivants, tiens ! répondit-il en riant. Il faut bien les nourrir ! Et comment je ferais pour transporter tout ça si je n’avais pas de voiture ? Comme on ne sait pas exactement combien de temps il nous faudra pour arriver au mont Hô, j’ai dû prévoir large.

Son escorte compte plus de quarante personnes. C’est vrai que ça doit faire une sacrée quantité de nourriture. Mais…

— Et si chacun de vos hommes portait sa propre ration ?

Kiwa agita la main pour repousser cette idée.

— Encore faudrait-il savoir combien de jours de marche il nous reste. Et puis, notre eau est stockée dans des tonneaux. Tu imagines, s’il fallait prendre ces tonneaux sur les épaules !

— Oui, évidemment…

Elle se retourna vers les hommes qui marchaient derrière. Ils étaient tous chargés de sacs à dos bien remplis et poussaient les chariots avec effort.

— Qu’est-ce que tu as, Shushô ? Tu as l’air anxieuse. Tu as peur ?

— Ah ? Euh… Non, je ne sais pas…

Évidemment, elle n’était pas très rassurée de se diriger vers un endroit que les gôshi avaient dit habité par un yôma. Mais elle ne regrettait pas d’avoir rejoint le groupe de Kiwa plutôt que de continuer avec Gankyû. Ce qui l’inquiétait surtout, c’était de voyager désormais en voiture. Jusqu’ici, elle ne s’était déplacée qu’à pied, ramassant du bois le long du chemin, puisant de l’eau lorsqu’ils croisaient une source. Elle avait fini par s’habituer à la liberté que ce mode de déplacement autorisait. Maintenant qu’elle se retrouvait assise et comme coincée dans cette carriole, elle sentait grandir en elle une sorte d’angoisse insaisissable.

— Ne t’inquiète pas, va. Les gôshi ont dit qu’il devait y avoir un yôma dans le coin, mais ils ont dit aussi que le chemin avait été condamné au début de cet hiver. Ça fait déjà un bout de temps. Or les yôma ont besoin de manger, eux aussi. Et vu que depuis il n’est passé personne par ici, celui-ci est sans doute allé chercher sa nourriture ailleurs.

— Oui, effectivement, c’est probable…

— Eh oui ! dit Kiwa avec une pointe de fierté, un sourire aux lèvres. Je ne suis peut-être pas un expert de la mer Jaune, mais j’ai quand même fini par comprendre quelques petits trucs. Car contrairement à Chodai, moi, j’ai toujours bien observé ce que faisaient les gôshi. Et ça m’a appris pas mal de choses. Mais abandonner ma voiture ? Jamais ! Faut pas me demander l’impossible, tout de même.

— Oui, il y a toutes vos affaires… dit Shushô distraitement. Mais le problème, c’est surtout la question de l’eau, non ? Si vous ne preniez que la quantité que vous pouvez transporter sans voiture et qu’après, vous vous débrouilliez en chemin, ça pourrait aller, je pense.

— Tu crois ? On n’est pas assurés d’en trouver plus tard, tu sais.

— C’est vrai, oui. Mais Gan… enfin, les Kôshu, eux, n’ont qu’une outre par personne. Apparemment, ça leur suffit. Vous pourriez faire pareil.

Kiwa agita la main.

— Pour nous, c’est plus compliqué. Tu le sais peut-être pas, mais eux ont des pierres qui peuvent rendre potable n’importe quelle eau.

— Ah oui… c’est vrai.

— Nous, on n’a pas ce genre de truc. Alors, forcément, il nous faut plus d’eau. Ah, mais au fait… dit-il en baissant la voix, tu es au courant de cette histoire horrible ?

— Horrible ?

— Oui. Tu te souviens du lac dont l’eau n’était pas potable ?

Shushô sentit un frisson lui parcourir la peau.

— Oui… je me souviens.

— Eh bien, il y avait un ruisseau qui partait de ce lac et descendait jusqu’au marais. Et il n’était pas potable non plus, évidemment.

— Oui, c’est logique, si son eau provient du lac.

— Tout à fait. Or, contrairement à nous, beaucoup d’ascensionnistes n’ont pas emporté suffisamment d’eau avec eux.

— Et donc ?

— Et donc, comme les gôshi possèdent ces pierres qui rendent l’eau potable, certains aimeraient bien en profiter, c’est normal.

— Oui, évidemment.

— Alors ceux qui manquaient d’eau sont allés demander aux gôshi de bien vouloir leur donner quelques pierres à eau. Eh bien, ils ont refusé ! Il ne restait plus à ces assoiffés qu’à boire de l’eau non potable.

— Et ils en ont bu ?

— Non, bien sûr. Ils sont revenus voir les gôshi et ils ont insisté. Mais sans succès. Finalement, l’un d’entre eux n’a pas pu résister.

— Vous voulez dire qu’il a volé des pierres ?

— Il a essayé, en tout cas. Le pauvre… j’ai vraiment eu pitié de lui. Faut le comprendre aussi, s’il ne voulait pas mourir de soif, il n’avait pas trop le choix. Malheureusement pour lui, les gôshi l’ont attrapé et lui ont fait passer un sale quart d’heure…

— Ils l’ont battu ?… Ah, c’était juste après le marais, c’est ça ?

Je me souviens d’avoir vu cette bagarre.

— Oui, c’est ça. Tous les gôshi étaient autour de lui et ils ont rudement secoué le gars, tu peux me croire. À la fin, ils lui ont dit que normalement, il mériterait d’être jeté dans le repaire d’un yôma. Bon, ils ne sont pas allés jusque-là, tout de même. N’empêche que le pauvre type n’en menait pas large. Alors, je lui ai donné un peu de notre eau. -Ah…

— Ils sont quand même sacrement cruels, tu ne trouves pas ? Pourquoi ils n’aident pas ceux qui en ont besoin ? L’autre, là, non seulement ils ne l’ont pas aidé, mais en plus ils l’ont roué de coups ! Comment ils fonctionnent, ces gens ? Vraiment, je ne comprends pas ça, moi, ça me dépasse… Si tu veux le fond de ma pensée, je suis assez content de ne plus faire la route avec eux.

— Oui…

C’est vrai, il a raison. Comment accepter que ceux qui ont de l’eau ne se soucient pas de ceux qui ont soif ? Je connais ces pierres à eau dont parle Kiwa. Gankyû en a plein dans un petit sac. Il en faut beaucoup parce qu’elles ne peuvent servir qu’une seule fois : au début, elles sont toutes blanches, mais après utilisation, elles deviennent d’un vert très sombre, presque noir.

— Décidément, je ne comprends pas ça, moi… répéta Kiwa.

— Mais vous savez… les gôshi n’en ont pas beaucoup non plus, de ces pierres…

Kiwa eut un mouvement de recul et la regarda, l’air étonné.

— Euh… enfin, je ne dis pas ça pour prendre leur défense, reprit Shushô. Je veux seulement dire qu’ils ont juste le nécessaire. Avant de partir, ils calculent combien il leur en faut pour le voyage et ils n’emportent que la quantité dont ils ont besoin. Donc s’ils en donnent à d’autres, il va forcément leur en manquer en cours de route. Et contrairement à vous, ils n’ont pas de réserves d’eau, puisqu’ils ont ces pierres…

— Mais si quelqu’un est là, sous leurs yeux, à leur demander de l’aide ?

— Oui, c’est vrai, mais ils n’ont vraiment que le minimum, vous savez. Gankyû s’inquiétait même qu’il ne pleuve pas, ce qui prouve qu’il avait dû calculer au plus juste. Bien sûr, il est toujours possible d’en donner une ou deux à quelqu’un qui vient vous supplier de l’aider. Mais s’ils commencent à faire ça, tout le monde viendra leur en demander. Et à ce rythme, ils n’auront bientôt plus rien.

— Peut-être, mais ça n’enlève rien au fait que les gôshi ont préféré défendre leurs propres intérêts plutôt que d’aider des gens qui avaient besoin d’eux.

— C’est vrai… C’est mal de refuser son aide à quelqu’un qui vous la demande. Mais c’est mal aussi de réclamer quelque chose à une personne, tout en sachant que cette chose lui manquera par la suite, vous ne pensez pas ? Les gôshi ne cherchent pas seulement à protéger leur vie. Ils doivent aussi protéger celle de leur client. Si, pour secourir quelqu’un, ils sont obligés d’en sacrifier un autre, c’est pas très rationnel, non ?

— Je vois. Donc, tant que leur client est sain et sauf et qu’ils peuvent toucher leur paye, le reste, ils s’en fichent, c’est ça ?

— Non, non, c’est pas ça… Comment dire ?…

Shushô poussa un gros soupir et reporta son regard sur un point du paysage.

— C’est bon, va, dit Kiwa en souriant. Tu ne veux pas critiquer les gôshi, parce que tu es restée avec eux jusqu’ici. C’est tout à fait normal, je te comprends…

— Mais non, pas du tout !

Pourquoi devrais-je défendre les Kôshu ! Eux-mêmes – en tout cas, certains – refusent que je prenne leur défense, alors… Euh… C’est pourtant bien ce que je viens de faire, on dirait…

Les rayons du soleil filtraient à travers les nuages de poussière soulevés par la voiture. Les hommes de Kiwa s’épuisaient à pousser les chariots et suaient abondamment. Pas étonnant avec un tel chargement !

Encore trois mois avant le solstice d’été. Trois mois avant de pouvoir ressortir de la mer Jaune. Il faut pouvoir tenir jusque-là. Si on ne veut pas mourir de faim, ça représente une sacrée quantité de vivres. Gankyû, lui, n’a pris que ce qu’il pouvait charger sur sa monture. Et il espère pouvoir faire l’aller-retour au mont Hô avec ça !? Des deux, c’est plutôt lui le fou…

— Mais en même temps… murmura Shushô.

Gankyû n’a pas de riz. Je pensais qu’il en prendrait avant d’entrer dans la mer Jaune, du riz ou du blé, mais non, il n’a avec lui qu’un sac de farine. Je ne sais pas de quoi exactement. Et c’était la base de notre alimentation. On en remplissait la moitié d’un bol et on versait de l’eau dessus. Une fois sur le feu, le volume augmentait, et ça nous faisait nos trois rations. Après, on rajoutait des herbes sauvages cueillies près du campement, quelques tranches de viande séchée, quelques crevettes ou des algues, séchées également, ou même un peu de thé. Le riz ou le blé auraient pris trop de place dans nos bagages. Gankyû a veillé à n’emporter que des choses peu volumineuses. Rikô aussi, d’ailleurs. Son paquetage ressemble à celui de Gankyû. Il savait ce qu’il fallait prendre avant de partir, sans doute. Comment l’a-t-il su ? En tout cas, c’est bien parce qu’on n’était pas trop chargés qu’on a pu fuir rapidement quand le yôma a attaqué le camp.

Kiwa, lui, avec tout son chargement, est forcément ralenti. Comment fera-t-on si on rencontre le yôma ?

— Monsieur Shitsu, vous ne voulez pas faire demi-tour ?

Kiwa grimaça.

— Je pense qu’il serait préférable de laisser les affaires ici et de revenir sur nos pas, continua Shushô.

— Tu veux qu’on fasse le chemin à pied ?

— Mais tout le monde est à pied ! On peut bien marcher, nous aussi !

— Non, impossible… Comprends-moi, Shushô.

Les ailes du destin
titlepage.xhtml
Les ailes du destin_split_000.htm
Les ailes du destin_split_001.htm
Les ailes du destin_split_002.htm
Les ailes du destin_split_003.htm
Les ailes du destin_split_004.htm
Les ailes du destin_split_005.htm
Les ailes du destin_split_006.htm
Les ailes du destin_split_007.htm
Les ailes du destin_split_008.htm
Les ailes du destin_split_009.htm
Les ailes du destin_split_010.htm
Les ailes du destin_split_011.htm
Les ailes du destin_split_012.htm
Les ailes du destin_split_013.htm
Les ailes du destin_split_014.htm
Les ailes du destin_split_015.htm
Les ailes du destin_split_016.htm
Les ailes du destin_split_017.htm
Les ailes du destin_split_018.htm
Les ailes du destin_split_019.htm
Les ailes du destin_split_020.htm
Les ailes du destin_split_021.htm
Les ailes du destin_split_022.htm
Les ailes du destin_split_023.htm
Les ailes du destin_split_024.htm
Les ailes du destin_split_025.htm
Les ailes du destin_split_026.htm
Les ailes du destin_split_027.htm
Les ailes du destin_split_028.htm
Les ailes du destin_split_029.htm
Les ailes du destin_split_030.htm
Les ailes du destin_split_031.htm
Les ailes du destin_split_032.htm
Les ailes du destin_split_033.htm
Les ailes du destin_split_034.htm
Les ailes du destin_split_035.htm
Les ailes du destin_split_036.htm
Les ailes du destin_split_037.htm
Les ailes du destin_split_038.htm
Les ailes du destin_split_039.htm
Les ailes du destin_split_040.htm
Les ailes du destin_split_041.htm
Les ailes du destin_split_042.htm
Les ailes du destin_split_043.htm
Les ailes du destin_split_044.htm
Les ailes du destin_split_045.htm
Les ailes du destin_split_046.htm
Les ailes du destin_split_047.htm
Les ailes du destin_split_048.htm
Les ailes du destin_split_049.htm
Les ailes du destin_split_050.htm
Les ailes du destin_split_051.htm
Les ailes du destin_split_052.htm
Les ailes du destin_split_053.htm
Les ailes du destin_split_054.htm
Les ailes du destin_split_055.htm
Les ailes du destin_split_056.htm